Touché par ces oeuvres, Bruno Doucey, auteur et éditeur, a très vite perçu une parenté entre les Reliquaires et certains poèmes de jeunesse d'Eugène Guillevic.
Cet article est paru au printemps 2007 dans la revue
La soeur de l'Ange ("A quoi bon résister?").
Je remercie amicalement Bruno de l'intérêt rigoureux qu'il a porté à mon travail. Une étonnante vérité émerge de son texte.


                              (texte présenté ici avec l'aimable autorisation de Bruno Doucey)

REQUIEM & RELIQUAIRES
QUI CHANTE LA MORT L’ENCHANTE


Bruno Doucey

Prenez une boîte vide, caisse en bois de préférence. Placez-la devant vous, comme pourrait l’être une toile sur un chevalet, partie creuse offerte au regard et aux mains. Imaginez maintenant que vous ayez cette boîte à remplir. Non pas d’objets hétéroclites – vêtements d’enfants, cartes postales, lettres d’amour, photos de familles, souvenirs de voyages, bijoux anciens, agates des cours de récréation, voitures majorette, bibelots dont on ne peut se séparer –, mais de matériaux voués à une scénographie plastique.

Approchez, regardez : les Reliquaires de Frédéric Manach sont comme ces crèches de Noël dont on ne veut manquer aucun détail. Mais ici, point d’enfant Jésus sur la paille, point d’âne et de bœuf réchauffant de leur haleine tiède le petit corps dénudé, point de rois mages aux parures argentées en marche vers l’étable de Bethléem. Ce que donne à voir cet artiste plasticien ? Des écorces, de la mousse, des feuilles, des fleurs séchées, des chardons brunis par le temps, des nids d’oiseaux tombés de l’arbre, des morceaux de bois mort, des racines, des graines, des os, de la pierre, des poils d’animaux arrachés aux fil de fer barbelés, des plumes ramassées en forêt, des pattes de poulet dérobés à l’étal du boucher, des squelettes de poissons prélevés dans les assiettes, des crânes de petits mammifères. Mais aussi des lambeaux de tissus, des bouts de grillages et de tôles ondulées, de la ficelle, des composants électroniques voués au rebut.

Le tout pêle-mêle dans la boîte ? Allons, je parle de l’exigeante magie de l’art, de réalisations plastiques dans lesquelles plâtre et ciment constituent une base minérale sur laquelle l’artiste dispose ses décors végétaux ; de compositions qui imposent leur mystérieuse évidence. Non pas un bric-à-brac sans cohésion, mais un monde qui possède ses propres lois, des boîtiers aussi subtilement élaborés que des décors de cinéma, un univers d’une singularité totale conçu avec les matériaux les plus communs.

Que représentent les Reliquaires de Frédéric Manach ? Ils ne représentent rien : ils sont. Ils sont ces va-et-vient immobiles d’une danse macabre ; cette dissimulation de l’innommable, comme ces murs où nous regarde encore le chat momifié du château de Combourg, ces lits de branchages où les Indiens Comanches déposent le corps de leurs défunts. Mais encore ? Ces décors oniriques qui nous entraînent dans la forêt des contes ; ces maisons de poupées conçues par des elfes ; ces escaliers qui grimpent dans les arbres ou descendent dans les profondeurs de la terre ; ces cabanes où sommeillent des enfants perdus ; ces cavernes végétales où l’on croit entendre, le soir venu, le rire espiègle de Till Eulenspiegel. Car tout ici nous pousse aux légendes de l’Europe du Nord ou de l’Est. Tout s’enracine dans le terreau de la mémoire et l’humus de l’absence, sous les fougères d’une solitude qui évoque le Roi des Aulnes et la complainte de Gaspard Hauser.

 Humez le remugle de ces forêts du fond des âges, vous sentirez l’élan des cannelures au travail, la vigueur avec laquelle germent nos racines. Pénétrez dans l’enchevêtrement des tiges filandreuses, et vous serez tiré de vos peurs sépulcrales. Écoutez les mousses spongieuses de la forêt d’Argonne : elles laissent entendre le murmure des soldats de la Grande Guerre, le roulis des convois, la litanie des hommes emportés, comme bois mort, sur les fardiers de l’Histoire. Ô mes morts d’Alsace et de Lorraine, mes morts de Pologne, de Sarre et de Hongrie qui palpitez encore sous l’écorce  des arbres…
Manach : étrange univers que celui d’un artiste dont le nom commence comme celui de Manet et s’achève avec Cranach, peintre et graveur allemand du XVIème siècle dont on sait la véhémence expressive et les passions mythologiques.

À leur manière, les Reliquaires de cet artiste plasticien nous entraînent aussi dans la Bretagne des menhirs, à Carnac, où naquit Eugène Guillevic en 1907. Simple plaisir onomastique ? Non, car le premier recueil du poète, paru en 1938 dans les Feuillets de “ Sagesse ” de la librairie Tschann, et depuis lors très rarement réédité, s’apparente aussi à un reliquaire. De quoi s’agit-il ? De Requiem, court recueil composé de six poèmes consacrés à des animaux et des végétaux qui ont péri. Non pas des scènes animalières empreintes de mouvement et de vie, un bestiaire de créatures animées comme en ont proposé Jules Renard ou Guillaume Apollinaire, mais une collection de corps morts, un spicilège de débris.

Ici, c’est un brin de bruyère qui se dessèche sous les pins, ou un arbre qui est mort, simple blessure « à la lisière du bois ». Là, c’est un hanneton qui n’est plus « qu’un schéma d’insecte, une épluchure du corps qui  travaillait le chêne », une « carcasse diaphane que la rosée pourra emplir ». Qu’est ce « tas tiède au pied du mur croulant », cet « amas noir et blanc » non loin du pâturage ? Un cadavre de vache en train de pourrir. Cette fourrure desséchée dont les mouches sucent le peu de chair ? Un écureuil dont il ne reste rien. Et cet infime débris dans l’herbe verte ? Un cadavre de fourmi, à peine.

«  Requiem œternam dona eis », disait la prière latine : « Donnez-leur le repos éternel ». Pour Guillevic, comme pour Frédéric Manach, la messe est dite ! Requiem est bien un chant des morts, une liturgie païenne pour cadavres de végétaux et d’animaux. À quoi bon ressusciter puisque la matière fomente ses propres révolutions ? Nous buvions le lait de la vache. Elle est morte : nous la mangerons dans le pain.
« Brin de bruyère », « Pin », « Vache », « Hanneton », « Écureuil », « Fourmi » : a t-on remarqué que Guillevic ne recourt à aucun déterminant pour désigner les créatures dont il parle ? En renonçant aux marques de genre (le hanneton, la fourmi) et à la valeur sémantique des déterminants (la vache, ce n’est pas la même chose que cette vache), le poète donne l’impression que chaque créature évoquée est dénuée de vie ou réifiée, prête soudain à entrer dans le dictionnaire.

Cette façon de nommer les choses avant qu’elles ne s’effacent s’accompagne d’un refus de l’image poétique. D’une façon générale, Guillevic préfère le lexique de la dénomination à celui de la caractérisation, la comparaison à la métaphore, la netteté du substantif à l’adjectif qu’il juge souvent « trop indécis, trop imprécis, impressionniste ».

Même refus de la confusion dans les œuvres de Frédéric Manach, même méfiance à l’égard du vacillement identitaire, du tremblement de sens entre soi-même et l’autre. Même respect de la matière. Une plume est une plume, un os est un os et ne saurait se faire passer pour autre chose. L’illusion plastique ne naît pas de la transformation des matériaux que l’artiste utilise, mais de leur rapprochement, de la complexité des assemblages, de la densité d’un monde établi dans ses trois dimensions. Les Reliquaires sont une forêt de signes -, et cette forêt offre à chacun des débris qui la compose une importance unique. L’arête de poissons, le squelette de rat, le grillage abîmé, l’écorce de bois mort, ce que l’on croyait à jamais perdu, retrouvent une forme de noblesse : celle de la main qui les recueille, du regard qui les détaille, de l’artiste qui les adoube. À la mise au rebut se substitue une volonté de prendre le parti des choses. Débris, déchets et matériaux de récupération ne sont plus laissés pour compte, mais requalifiés. Ils ne sont plus voués à la perte et à l’oubli, mais enchâssés dans un boîtier qui les protège, telles les reliques d’un saint.

Que nous disent finalement les Reliquaires de Frédéric Manach et Requiem de Guillevic ? Que la mort n’est pas l’anéantissement tragique de toute forme de vie, mais une étape des incessantes transformations que subit la matière. La nature, la vie même, ne connaissent pas de repos. « L’existence passe à trembler ou à battre, un temps dont on ne connaît pas le terme, avant de se défaire pour devenir autre. L’unité, l’identité – ce qui me constitue comme sujet – ne résistera pas à la logique qui fait de la dispersion la condition même de la vie. », faisait remarquer Guillevic dans Vivre en poésie. On ne saurait mieux dire.  À leur manière, le poète et le plasticien reprennent la thèse scientifique selon laquelle rien ne se perd et rien ne se crée, car tout se transforme.

On voit combien il serait erroné, injuste surtout, de voir en ces œuvres une complaisance funèbre, une délectation morbide, une de ces maladies de la mort que cultivent les esprits hypocondriaques. Des corps se sont arrêtés de bouger, des organes se désagrègent, des fragments d’écorce desquament, un amas de chair encore tiède se décompose, ce beau coléoptère n’est plus qu’une « carcasse diaphane »  -, et alors ? En dépit de cette désagrégation, le poète s’adresse au hanneton comme s’il existait encore, avec une empathie, une tendresse, qui nous rappellent que la mort est dans le regard plus que dans la créature regardée : « Va, tout se fait sans toi […] Au sommet de l’été, il ne restera rien à quoi te reconnaître ». Le plasticien ne fait pas autre chose. Avec la constance d’un jardinier solitaire, il ensemence la matière inerte, donnant à chaque fragment manipulé l’occasion d’être une seconde fois vivant.

Quel besoin a-t-on de croire au ciel pour saluer la miraculeuse prodigalité de la vie ? Des matériaux que l’on croyait voués à une disparition certaine entrent en résistance. Ils résistent et ré-existent. Le matérialisme athée n’exclut pas une spiritualité laïque. Le profane n’est pas le contraire du sacré.


Poèmes d'Eugène Guillvic

Vous trouverez les poèmes d'Eugène Guillevic dont il est question ici dans un recueil paru chez Gallimard.